Affaire Seznec : La piste de Lormaye

Pierre Quémeneur a-t-il été assassiné par Guillaume Seznec à Lormaye ?

Affaire Seznec : Quand Charles Chassé rencontre Maurice Privat

 

 

 

 

 

 

"Si j'avais le pouvoir,

je commencerais par redonner leur sens aux mots"

Confucius

 

 

 

 

Maurice Privat

 

 

 

Oui, vous l'avez tous compris. Son écriture m'a tapé dans l'oeil. Et même dans les deux yeux. Alors comme en fin du dernier article, il nous promettait de parler du livre de Maurice Privat... Je viens de retrouver ce qui suit sur La Dépêche de Brest du jeudi 5 mai 1932 :

 


 

 

Chez Maurice Privat,

 

auteur de "Seznec est innocent"

 

par Charles Chassé

 

 

François Ménez a employé ici même le mot de "roman" pour définir le livre récent de M. Maurice Privat : Seznec est innocent et il est certain que M. Privat qui a, par ailleurs, publié d'incontestables romans comme l'Aventurière aux yeux verts (éditions du Monde Moderne) possède de grandes qualités de romancier qui transparaissent dans ses enquêtes. Son livre sur Seznec est dédié "à la mémoire d'Anatole Le Braz, le plus complet des grands Bretons qui ont étudié la mystérieuse Bretagne". De nombreuses pages, au début de l'ouvrage, sont consacrées au récit de légendes bretonnes sur la ville d'Ys, à la légende de Sainte-Anne La Palue, à une description de noces en Bretagne.

 

J'ai constaté aussi (non sans étonnement) que, comme argument en faveur de Seznec, il donnait l'horoscope de celui-ci, tel que l'a établi J.B. Roche de Lyon : "Son ciel de naissance révélait ses épreuves. Il signalait l'exil, les trahisons, les machinations, les brûlures aux épaules et au visage qui le marquent, son veuvage mais aussi son retour en France". Avons-nous donc affaire en Maurice Privat à un imaginatif comme Huzo et comme Victor Hervé ?

 

Il n'y a pas de doutes - et Privat me l'a lui-même avoué sans ambages - qu'il a à certains endroits "romancé" l'aventure de Seznec. Mais ce qui distingue Privat de Huzo et de Hervé, c'est qu'il sait quand il "romance". S'adressant au grand public qui aime le pittoresque, il place de temps en temps une atmosphère de roman autour de fait un peu rébarbatifs, afin qu'ils deviennent plus assimilables à ses lecteurs. Pour être clair et ne pas fatiguer, il "fond" par exemple deux ou trois dépositions en une seule. Mais il m'a affirmé qu'il n'a jamais à aucun moment romancé un témoignage, jamais donné de coup de pouce à une phrase trouvée dans un compte-rendu d'audience. 

 

Il est de fait que lorsqu'il s'agit de dépouiller un dossier d'assises et aussi de le compléter en allant interroger des témoins que l'instruction avait oubliés ou dédaignés, M. Privat pourrait servir de précepteur à bien des juges de profession. Aussi s'est-il créé une sorte de cabinet de détective amateur, d'où il donne son mot sur toutes les affaires sensationnelles. Et ce qu'il y a de frappant c'est que non seulement les profanes mais aussi les hauts fonctionnaires de la justice et de la police suivent toujours avec beaucoup d'attention ses recherches ; car, si ses conclusions sont parfois discutables nul ne s'entend comme lui à grouper de façon lisible les faits essentiels d'un procès. Privat qui fut l'inventeur du Journal Parlé par T.S.F., a fondé une collection qu'il intitule Les documents secrets et à laquelle on peut s'abonner à l'année ; presque tous les mois (dix volumes par an) il produit un ouvrage d'actualité soit sur le Mystérieux assassinat de Mrs Florence Wilson, soit sur Oustric et Cie, soit sur l'Enigme Philippe Daudet, ou encore sur les Bandits corses, tous livres où il donne à ses fidèles l'impression qu'ils en savent beaucoup plus sur la question étudiée que n'en ont jamais su les juges eux-mêmes.

 

 

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Ce qui me semble curieux, c'est que la police aide volontiers dans ses enquêtes ce magistrat de robe courte, et met à sa disposition l'instruction des affaires les plus récentes alors que, voulant il y a quelques années, pour des raisons uniquement littéraires, consulter un dossier d'assises sur le douanier Rousseau, je me vis refuser par le procureur général Lescouvé, en une lettre d'ailleurs fort courtoise, communication de documents remontant à 1909, sous prétexte que les débats étaient trop proches de nous. La chose est d'autant plus surprenante que Privat n'est pas toujours tendre pour les puissants, allant dans l'Enigme Philippe Daudet jusqu'à soutenir, quand il parle de l'affaire Steinheil, que c'est au cours d'une perquisition policière un peu brutale, chez Mme Steinheil à laquelle on voulait reprendre des lettres de Félix Faure, que moururent le mari et la mère de celle qui, comme disait, je crois, Mouthon "le Président Soleil darda son dernier rayon".

 

M. Privat avait bien voulu m'envoyer son Seznec. Je lui demandai s'il me permettait d'aller chez lui, lui poser quelques questions. Notre conversation fut très longue : elle dura de neuf heures à minuit. Je ne puis malheureusement donner ici que les déclarations de M. Privat qui m'ont parules plus importantes. Sa réception fut extrêmement cordiale et nous eûmes des explications d'autant plus franches que, dès mes premières paroles, je lui avais confessé que toutes ses déductions ne m'avaient pas semblé également convaincantes.

 

 

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Maurice Privat est un homme d'une quarantaine d'années, petit, moustachu, jovial et très réaliste ; très énergique aussi et qui comprend d'autant mieux que l'on ne soit pas de son avis que, trapu, le menton solide, la tête rentrée dans les épaules, il est toujours près à foncer pour soutenir une opinion à laquelle il est parvenu et cela sans s'inquiéter de savoir s'il est le seul à la défendre. En tricot, la pipe à la bouche et très camarade, il me reçoit parmi des piles de volumes qui ne traitent pas du tout de l'affaire Seznec (car un livre de lui, à peine paru, est déjà pour lui un objet très lointain). Maintenant, il a en chantier un travail sur les méthodes de la médecine moderne, ce qui l'oblige à plonger, avec joie d'ailleurs, dans toute la littérature médicales de ces dernières années.

 

- Je vous ai, lui ai-je dit, lu avec beaucoup d'intérêt, mais je vous ai trouvé très audacieux : vous mettez en effet en accusation une personne qui n'a pas été le moindrement inquiété par la justice. Quelque hardi qu'il ait été, Victor Hervé s'est lui, refusé à citer aucun nom en déclarant qu'ayant appartenu à la magistrature, il ne prononcerait de nom que devant un magistrat.

 

- Oui, mais on ne l'a pas convoqué malgré sa demande, ou plutôt on ne l'a convoqué que devant un simple juge de paix, ce qui était une façon de ne pas prendre sa requête au sérieux. Ce que j'ai voulu, précisément parce que n'ayant pas appartenu à la magistrature, je ne me tiens pas contraint aux mêmes formalités, c'est mettre publiquement les points sur les I, afin que la justice soit obligée de procéder à des interrogatoires tout à fait nécessaires et auxquels elle s'est jusqu'ici refusée.

 

"Remarquez d'autre part que je n'accuse personne avec certitude ; je présente un certain nombre de faits troublants et jusqu'ici négligés par les pouvoirs publics. Ceux-mêmes que j'ai mis en cause devraient être les premiers à souhaiter que leur rôle fut tiré au clair ; ils peuvent indubitablement apporter des lumières sur l'affaire. Pourquoi ne les apportent-ils pas ?

 

- Mais enfin si vous vous trompez ?  Si vous commettez une erreur judiciaire en voulant en réparer une autre ?

 

- Et bien, si j'avais fait fausse route, je n'hésiterais pas à le déclarer bien haut, car je sais prendre mes responsabilités. D'ailleurs je ne peux pas commettre d'erreur judiciaire parce que je ne suis pas un tribunal. Comme simple particulier, ayant recueilli des déclarations que la justice ne connait pas, j'attire son attention sur ces faits nouveaux et voilà tout.

 

- Mais ne craignez-vous pas de desservir Seznec par la façon dont vous présentez ces faits ? N'aurait-il pas mieux valu éviter de donner une forme romancée à votre livre ? Les juges ne seront-ils pas tentés de se méfier de votre ouvrage parce qu'il est dénué d'austérité ?

 

- Mon livre est destiné au grand public qui ne s'y serait pas intéressé si j'avais été trop froid. L'affaire Seznec n'est bien compréhensible, surtout aux non-Bretons, que si l'on connait cette atmosphère de mysticisme et de légende que j'ai évoquée dans mon premier chapitre en parlant de la ville d'Ys et de Sainte-Anne-la-Palue. Mais je vous assure que parmi les juges et policiers et les avocats, beaucoup qui savent avec quel soin je rassemble mes documents, ont été très intéressés par mon livre. Quant à la Chancellerie, elle n'a pas, comme telle, à le connaître. Ne dites pas que mon livre pourra, là, faire tort à la cause de Seznec, car ce n'est pas sur des faits donnés par moi, mais sur son mémoire rédigé par Me Marcel Kahn, que la Chancellerie se prononcera. Jusqu'à présent, Mme Seznec lui avait bien présenté pêle-mêle certains de ces faits ; mais les juges seront bien plus impressionnés quand ces arguments et d'autres encore leur seront offerts par le talent juridique de Marcel Kahn. Laissez-moi regretter, en passant, puisque nous parlons de la Chancellerie, qu'il n'existe pas un corps spécial de magistrats attaché à cette Chancellerie, corps qui pourrait être composé de magistrats en retraite, et qui serait tout particulièrement chargé de surveiller les grandes affaires qui ont passionné l'opinion publique. Cette commission pourrait veiller à ce que l'instruction de pareilles affaires ne soit pas laissée à des juges inexpérimentés que le hasard a placés dans la région où le crime a été commis ; elle pourrait veiller aussi à ce que des enquêtes supplémentaires soient organisées lorsque l'instruction a été insuffisante. Il est navrant de penser que si la Chancellerie décide un supplément d'information sur les faits nouveaux de l'affaire Seznec, l'enquête doit légalement être confiée au même parquet qui a pris si ardemment parti contre l'accusé avant et après le jugement. La Commission que je souhaite pourrait être chargée de décider non seulement l'enquête supplémentaire, mais aussi d'y procéder.

 

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- A quoi attribuez-vous la mauvaise marche de l'instruction dans l'affaire Seznec ?

 

- Il faut d'abord que je vous dise que l'affaire Seznec était trop vaste pour que l'instruction put être complète, avant les assises, surtout dans un pays où beaucoup de témoins refusent de parler. On ne s'est pas rendu compte - et personne, je crois, ne pouvait se rendre compte au moment où l'affaire éclata - de toute l'importance qu'il y aurait à provoquer certains témoignages. C'est surtout le rôle de la police que je veux critiquer. Actuellement, les moeurs judiciaires sont telles que les policiers sont les véritables juges d'instruction. Tout comme les juges d'instruction délèguent trop facilement leurs pouvoirs aux experts, ils se laissent trop facilement déposséder de leurs priviléges par les policiers. Vous vous souvenez du mystérieux américain Cherdy ou Scherdy dont parlait sans cesse Seznec, et qui aurait servi d'intermédiaire entre Pierre Quéméneur et les Soviets pour les achats de "Cadillac" ?

Un juge d'instruction à la hauteur de sa tache aurait du exiger de la police qu'on lui fournit une information sur les achats de "Cadillac". N'obtenant pas de précisions sur ce chapitre, les jurés se sont convaincus que ce Cherdy était une invention de Seznec. Or, il existait si bien qu'en 1926, mais en 1926 seulement, on l'a interrogé et il a déclaré qu'il avait bien été en relation d'affaires avec Pierre Quéméneur. Ce Cherdy habite encore Paris ; il n'est pas Américain, à vrai dire, mais Levantin ; si on l'appelait l'Américain c'est qu'il avait servi dans l'armée américaine. Voilà un témoignage essentiel que l'on a négligé, peut-être parce que, pour une raison quelconque, la police ne tenait pas à l'interroger à ce moment-là.

 

- Et quels sont les autres témoignages postérieurs à l'affaire que vous considérez comme importants ?

 

- I° Le témoignage de François Pansel, le gardien de l'hôtel des Voyageurs, à Brest, qui a vu la fameuse boîte aux dollars, celle dont l'authenticité avait été affirmée par Seznec, sa femme et sa bonne ;

"2° Le témoignage de M. Petit, qu'on peut interpréter comme l'on veut, soit qu'on l'admette comme réel et prouvant la survie de Quéméneur, ce qui confirmerait le témoignage de Le Her, soit qu'on y découvre les traces d'une machination montée contre Seznec par les vrais coupables ;

"3° Le témoignage des marins établissant que, le 28 mai, des coups de revolver ont été tirés sur un homme à Plourivo ;

"4° Le témoignage du commerçant de Guingamp, à qui j'ai parlé et qui est prêt à affirmer en justice que, le 27 mai, il a conduit dans sa voiture à Plourivo un homme qui allait y opérer des coupes de bois. Ce commerçant n'avait jamais songé que ce voyage pût avoir quelques rapports avec l'affaire Seznec jusqu'au moment où il apprit la déposition des marins sur les coups de feu de Plourivo ;

"5° Le récit de la conversation de M. Museux, directeur de la Maison municipal des Vieillards de Levallois, avec M. Louis Quéméneur en 1928.

 

- Mais n'êtes-vous pas trop disposé à accepter comme douteux tous les faits défavorables à Seznec ? Dans votre livre, vous faites de lui par moments une sorte de saint de vitrail ! Vous insistez sur sa droiture ; vous louez beaucoup Mme Seznec ; vous présentez leur bonne comme "la servante au grand coeur". Par contre, vous êtes très dur pour tous ceux qui étaient de l'autre côté de la barricade. Vous les accusez facilement d'ivrognerie, tandis que vous escamotez les péchés mignons de la famille Seznec.

 

- Mais si ! Je parle de leurs faiblesses, avec quelque discrétion, il est vrai. J'étais tenu à une certaine réserve à l'égard de gens si malheureux. Si j'ai dit que Mme Seznec était une épouse admirable, c'est que vraiment j'admire la façon héroïque dont elle a défendu jusqu'au dernier souffle l'honnêteté de son mari. La droiture de Seznec ? Mais oui, il était, comment dirais-je ? à la fois droit et tortueux, très loyal, malgré sa roublardise paysanne. Quant à ce juge d'instruction que j'ai montré allant de café en café, ce n'est pas bien méchant ; c'est simplement un détail pittoresque et vrai dont j'égaie un peu le livre.

 

- Etes-vous d'avis qu'on réclame la grâce ou la révision ?

 

- La révision serait préférable, puisqu'on possède tant de faits nouveaux. Plusieurs sections de la Ligue des Droits de l'Homme en province ont déjà réclamé cette révision et j'espère bien que le comité central de cette Ligue va s'occuper sérieusement de l'affaire. D'autre part, la Chancellerie met tellement d'obstination en général à écarter les demandes de révision (souvenez-vous qu'elle a préféré à une révision la réintégration dans son poste du facteur Herriquet, dont tout le monde reconnait l'innocence absolue) que c'est, pour des raisons d'humanité la grâce de Seznec qu'il faut surtout tâcher d'obtenir.

 

Charles Chassé

 

 

 

 

Il est fort, Charles Chassé. Très fort même. Tout est asséné dans les premières lignes de son article. Où Maurice Privat perd toute crédibilité. Avant même son interview. Alors, la suite........ n'est que littérature !

 

Liliane Langellier

 

 

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Charles Chassé

 

 

P.S. Pour remettre ce livre dans le contexte de la parution des livres sur l'affaire Seznec, ne manquez pas de lire :

Affaire Seznec : les livres pour et contre : avant et après...


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