Affaire Seznec : La piste de Lormaye

Pierre Quémeneur a-t-il été assassiné par Guillaume Seznec à Lormaye ?

Affaire Seznec. La Piste de Lormaye : Les articles d'Augustin Suisse dans Le Populaire de septembre 1928...

Le Populaire...

C'est le journal socialiste de Léon Blum...

Qui paraît le soir.

Et c'est sous la plume d'Augustin Suisse que l'on trouve les articles concernant la Piste de Lormaye..

Un excellent journaliste (quelle prose !] qui est venu sur place à Lormaye et qui a pris le temps de voir les deux avocats des partis opposés : Me Marcel Kahn (pour Viet, Patrice et Huzo) et Me Maurice Garçon (pour les Quemin).

J'ai toujours été étonnée que les Quemin aient pu s'offrir le talent d'un tel avocat.

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1/ Jeudi 27 septembre 1928

Après cinq ans...

Seznec est-il victime d'une erreur judiciaire ?

Réalité ou hallucination collective ?

Toute une région, depuis des mois, croit connaître le véritable assassin de M. Quémeneur.

Nogent-le-Roi, 26 septembre. 

J'ai toujours eu, quoiqu'on puisse en penser, le respect instinctif de l'autorité ; aussi, à mon arrivée ici, mes pas m'ont-ils porté tout naturellement vers la gendarmerie.

Dans l'étroit bureau, qui sentait l'encre et le renfermé, trois hommes en képi calligraphiant des procès-verbaux : triomphe de la bureaucratie administrative qui a réalisé cet inconcevable mariage du sabre et du porte-plume.

Dès la porte, je compris que j'arrivais bon dernier : des journalistes avaient passé là... 

- Il en est venu des tas, ces temps-ci, précisa le chef : tous avaient promis de faire quelque chose ; ils ont mis le pays sens dessus dessous et finalement aucun d'eux n'a "marché". Ils auraient pu, tout de même, sans trop s'avancer, éclairer le public sur l'affaire, car vous aussi, je pense, vous venez pour l'affaire ?...

Le brigadier l'a deviné : je viens pour l'affaire. Quelle affaire ? Mais l'affaire, voyons, celle dont tout le monde parle du matin au soir et du soir au matin : l'affaire Seznec ou l'affaire Quémeneur.

Ici, on l'appelle d'un autre nom : l'affaire Quémin.

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M. Quémin est un riche marchand de bestiaux de Lormaye, près de Nogent, que la quasi unanimité de ses concitoyens accuse, franchement ou à mots couverts du meurtre de M. Quémeneur.

S'il est innocent, comme je me plais à le croire, M. Quémin veut avant tout la clarté. Il ne peut donc prendre nul ombrage de se voir mis en cause dans ce récit, lequel ne tend précisément qu'à projeter un peu de lumière sur cette effarante histoire.

M. Quémin a d'ailleurs brisé lui-même, depuis peu, la réserve à laquelle jusqu'ici, la presse s'était crue tenue à son endroit, puisqu'il a annoncé officiellement lundi aux journaux qu'il allait poursuivre ses accusateurs en justice.

On assure même qu'il a chargé Me Maurice Garçon, avocat à la Cour de Paris, de défendre son honneur outragé devant les juridictions compétentes. 

Ses accusateurs ? M. Quémin aura fort à faire pour les atteindre tous, à moins qu'à Chartres on ne consente à juger en bloc les 2.600 habitants de Nogent et de Lormaye, ce qui apparaît pour le moins improbable.

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Vainement tenterai-je d'obtenir des gendarmes un éclaircissement quelconque.

Les gendarmes sont muets irrémédiablement. Ils accueillent avec un tranquille sourire les questions multiples dont je les assaille. 

Ils ont reçu l'ordre, paraît-il, de ne pas communiquer le dossier.

Rien à faire pour connaître d'où émane cette consigne mystérieuse.

Enfin l'un d'eux qui, sans doute, m'a assez vu, suggère :

- Faites donc un tour dans le pays et interrogez les gens au hasard : vous serez rapidement édifié. Et puis, si vous voulez en savoir davantage, allez donc trouver Viet, le maraîcher : c'est l'homme "qui a vu" jeter le cadavre par-dessus la clôture.

Me voici flânant dans la rue principale. Il fait froid. Derrière les volets clos à demi, des paires d'yeux, je le jurerais, m'épient avidement.

Un homme passe, un outil sur l'épaule.

Je m'approche de lui et sur un ton de confidence : 

- Dites-moi, vous ne savez rien de l'affaire Quémeneur ?

L'homme a un recul : il sue la méfiance.

Va-t-il parler ?

Soudain, il se décide, jette un regard furtif à droite, à gauche, et dans sa main en cornet, me glisse précipitamment à l'oreille : 

- Quémeneur, il est sous le rocher.

- Sous le rocher ?

- Eh ! ben oui ! quoi, le faux rocher, dans le jardin de Quémin...

- Mais comment le savez-vous ?

L'accusateur me fixe avec mépris : oserais-je douter ?

- C'est la "vérité vraie" : d'ailleurs ici tout le monde dit ça !

Et il part, à grandes enjambées, en regardant le sol.

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Cette expérience, vous pouvez la renouveler dans tout Nogent, dix, vingt, trente, cent fois. Chacun vous fournira un détail nouveau, une version différente, mais tous tombent d'accord sur un point, un seul : la prétendue culpabilité de M. Quémin.

Exigez-vous des preuves ? Alors, on le prend de haut. La conviction de ces gens est assise. Il faudrait un miracle pour l'ébranler. 

Certains pourtant, affectent plus de prudence : ils procèdent par insinuations :

- On sait ce que l'on sait...

- Il y en a qui pourraient en dire long.

- Attendez-vous un de ces matins à "un coup de théâtre".

- D'autres pourraient parler mais ils ont peur ...

Tout cela est chuchoté d'un air entendu avec des mines et des réticences qui prennent dans cette ambiance exaspéré, une étrange valeur.

S'il s'agit de l'hallucination collective de toute une population  - gendarmes compris - voilà, n'est-il pas vrai, un beau champs d'études pour nos modernes psychiatres.

Mais il y a, malgré tout, à la base de cette rumeur immense, quelque chose de plus sérieux : une déposition formelle et précise, celle qu'a faite à la gendarmerie, un maraîcher de Nogent-le-Roi, M. Viet, que M. Quémin veut précisément poursuivre en dénonciation calomnieuse.

Déjà, ce soir, on m'a désigné la maison basse où le maraîcher vit solitaire, entre ses salades et ses plants de choux.

Demain, j'irai frapper à sa porte : il me recevra, sans doute : il en a reçu d'autres.

Et je saurai ce que dit M. Viet, "l'homme qui a vu le cadavre".

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2/ Vendredi 28 septembre 1928

Seznec serait-il innocent ?

M. Viet nous précise comment il vit quelqu'un jeter un cadavre dans la propriété de M. Quémin

Nogent-le-Roi, 27 septembre.

Il faut longtemps heurter chez M. Viet, avant d'entendre un pas traînant venir des profondeurs du jardin, crier sur le sable, se rapprocher, et enfin stopper tout près, derrière la porte de bois vermoulu. 

Un temps : je perçois, semble-t-il, une respiration, sans doute m'observe-t-on par quelque fente invisible. Enfin, le vantail supérieur de la porte s'entrebâille chichement.

- Peut-on vous parler un instant ?

- Cela dépend pourquoi, répond une voix douce.

Evidemment, je ne suis pas Quémin et je n'ai pas l'air d'être envoyé par lui ; on consent donc à parlementer ; encore me faudrait-il imaginer un mot de passe : j'ai trouvé :

- Je viens de la part des gendarmes.

L'effet est magique : des verrous grincent aussitôt et la porte s'ouvre instantanément.

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Tout en déplorant les circonstances qui lui occasionnent de tels tracas, M. Viet m'entraîne vers le potager, où il s'employait avant mon arrivée, à préparer un envoi de salade.

Je m'assieds près de lui sur un banc étroit.

En pleine lumière, j'interroge le visage aux yeux très bleus, aux traits fins, au front large couronnés de cheveux roux, à peine poudrés d'argent par la cinquantaine.

Voilà donc l'homme qui garda pendant quatre ans le "terrible secret", l'homme qui détient encore, dans son regard clair, la clef de "l'angoissante énigme" - si énigme il y a -, enfin l'homme qui a vu jeter le cadavre par-dessus la clôture.

Je le laisse parler : de lui-même il conte son aventure, d'une voix calme, mesurée.

Pour un homme de la terre, il s'exprime avec une facilité et une correction surprenantes.

- Un soir, il y a de cela cinq ans - je revenais de Coulombs, en bicyclette. En passant, vers 23 heures, sur la route, à l'endroit où elle franchit, à Lormaye, la rivière d'Auge, je vis en contrebas, dans le pré de M. Quémin, une ombre qui soulevait un cadavre et le culbutait par-dessus le treillage, dans le lit de la rivière, qui est presque toujours à sec.

- Vous êtes certain que c'était bien un cadavre ?

- J'en suis certain : il faisait clair de lune ; on y voyait comme en plein jour ; j'ai parfaitement distingué les trois mouvements successifs nécessités par le poids du cadavre ; on a dû hisser celui-ci pour ainsi dire en trois temps : j'ai vu apparaître d'abord la tête, puis le tronc, enfin les jambes, et le corps est tombé dans un bruit mou.

" S'il s'était agi d'un mannequin de paille, on l'aurait balancé aisément, s'un seul coup, par-dessus le grillage qui n'est pas très élevé, et sa chute dans le lit du ruisseau aurait plutôt produit un froissement que ce bruit sourd : plouf !"

- On a donc prétendu que c'était un mannequin ?

- C'est à dire que, dès le lendemain matin, après une nuit d'insomnie, je me rendis malgré moi au bord de la rivière, pour me rendre compte. Dans le lit asséché, il y avait, placé bien en évidence, un vieil épouvantail à moineaux. Mais il n'était pas à l'endroit exact où j'avais vu tomber le corps. A cet endroit-là, la terre semblait avoir été fraîchement retournée ; l'épouvantail se trouvait à environ vingt mètres plus loin. 

- Alors, selon vous, le mannequin aurait été mis là parce qu'on se serait aperçu de votre passage à bicyclette sur le pont. On craignait, à juste raison d'ailleurs, d'avoir été vu par vous, et on aurait imaginé ce grossier subterfuge pour dissiper vos soupçons possibles.

- C'est mon avis formel !

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- Mais pourquoi n'avez-vous pas parlé tout de suite ?

A n'en pas douter, j'ai touché la corde sensible. M. Viet baisse les yeux ; son visage s'altère. Le maraîcher semble en proie à un véritable remords. D'une voix plus basse, il reprend :

- Sur le moment, je le jure, le mannequin a été pour moi une explication suffisante. Par la suite, j'ai réfléchi. Vainement je m'efforçais d'oublier ce que j'avais vu : réellement vu, la tête, le tronc, les jambes d'un homme et non pas d'un mannequin. J'avais entendu le bruit lourd d'un corps s'écrasant dans le fossé. Et, constamment, le souvenir de cette vision m'obsédait. J'en perdais littéralement le boire et le manger, le sommeil aussi. Un terrible point d'interrogation se posait à chaque instant devant ma conscience : "A quoi, mais à quoi donc avais-je assisté cette nuit-là ?"

M. Viet dépeint posément ses angoisses ; il donne l'impression d'une sincérité absolue. Si cet homme-là est un halluciné, c'est vraiment à douter de tout. 

- Je n'aurais peut-être jamais osé parler, poursuit-il, tant je craignais de passer pour fou ou diffamateur, quand, voilà deux ans environ, je tombe dans un journal, sur un article concernant l'affaire Seznec. L'article prenait fin sur cette phrase : "Peut-être M. Quémin dont la propriété est située en bordure de la rivière d'Auge, pourrait-il dire où se trouve le cadavre de Quémeneur ?"

"Ce fut pour moi un trait de lumière. L'affaire Quémeneur ? L'affaire Seznec ? Je n'y avais pas songé. Je me documentais ; les dates coïncidaient. Je me confiais d'abord à des amis, puis j'attendis encore, et enfin je résolus à faire ma déposition à la gendarmerie. Voilà maintenant que M. Quémin veut me poursuivre pour dénonciation calomnieuse. Je ne l'ai pas dénoncé ; je ne l'ai pas accusé ni même mis en cause ; j'ai simplement dit ce que j'ai vu. Est-ce ma faute, à moi, si cela s'est passé sur la propriété de M. Quémin.

"Je ne sais pas si c'est lui qui a jeté le cadavre par-dessus la clôture ; je n'ai pas pu identifier l'ombre. 

"On va me créer toutes sortes d'ennuis parce que j'ai parlé, parce que j'ai dit la vérité. 

- Ah ! monsieur, j'ai bien du malheur d'avoir été le témoin involontaire de cet épisode d'un crime obscure...

Je représente à M. Viet que la liberté d'un innocent condamné au bagne perpétuel - si toutefois Seznec est innocent - vaut bien quelques désagréments. 

- C'est ce que je me dis, répond-il vivement. Je ne puis m'avancer ; ce n'est pas mon rôle de tirer des déductions, d'échafauder des hypothèses, mais je suis sûr de mes yeux, je suis sûr d'avoir bien vu ; jamais je ne varierai dans mes déclarations."

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Les concitoyens de M. Viet n'imitent pas cette sage réserve. Ils vivent depuis des mois dans une atmosphère de roman-feuilleton, qui a aboli leur sens du réel, et ils se forgent à eux-mêmes des histoires à dormir debout. Quelles confidences étranges n'ai-je pas reçu encore, durant cette journée !

On assure froidement qu'une femme a entendu des appels au secours pendant la nuit "tragique". 

On affirme qu'un habitant de sa localité, "qui en savait long", est devenu fou à la suite des terribles menaces proférées par M. Quémin pour le faire taire. 

On dit encore que Quémeneur a été vu à Nogent-le-Roi, la veille de sa disparition. 

Qui l'a vu ? Impossible de le savoir. 

Enfin, l'on prétend que M. Quémin, à la suite de la déposition de M. Viet, s'est rendu chez celui-ci et "qu'il voulait lui faire son affaire".

Le maraîcher ne m'avait pas dit cela.

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Avant de quitter Nogent, je suis allé rôder près du pont de la rivière d'Auge. J'ai vu la maison du marchand de bestiaux, le jardin bien ratissé, le faux rocher, le grillage envahi par les roses. Le décor n'a rien de tragique. 

Un instant j'ai été tenté de me faire recevoir par M. Quémin.

Je n'ai pas donné suite à cette idée. Le supplice infligé à cet homme par l'unanimité de ses compatriotes est suffisamment atroce sans y ajouter celui de l'interview.

J'ai d'ailleurs pu apercevoir M. Quémin une demie heure plus tard, dans une rue de Lormaye, alors qu'une violente altercation le mettait aux prises avec deux passants.

J'en sus peu après le motif. Les deux hommes causaient paisiblement, paraît-il, M. Quémin survient.

- Avez-vous vu Quémeneur ? leur demanda-t-il brusquement. 

Et il se fâche, crie, tempête.

M. Quémin a, dit-on, adopté cette tactique pour se défendre des accusations portées contre lui. Au physique, c'est un homme trapu, d'aspect rude, au visage ramassé, d'aplomb sur de vastes épaules.

Ancien vacher, il est maintenant riche à millions.

Si envieux que puissent être ses concitoyens, on conçoit mal que sa fortune toute neuve ait suffi à dresser autour de lui autant d'implacables haines.

Les choses ne peuvent en rester là. Il faut que, dans un sens ou dans l'autre, le mystère de Lormaye soit éclairci.

Mais, au fait, qu'a fait la justice depuis la déposition Viet ?

J'irai, à mon retour à Paris, dès demain, le demander à Me Marcel Kahn, l'avocat de Seznec.

3/ Le Populaire du samedi 29 septembre 1928

Innocent ?

Le défenseur de Seznec a demandé une enquête

Me Marcel Kahn nous dit que le ministre de la Justice est saisi de sa demande.

A peine rentré de Nogent-le-Roi, je frétais un taxi qui, de la gare Montparnasse, m’emporta, à travers de savants embouteillages, vers cet aristocratique quartier de la Plaine-Monceau, où l’avocat de Seznec a son cabinet.

Immeuble cossu, escalier somptueux, tapis profonds.

  • Savez-vous ce qui se passe ? demandai-je, encore haletant, à Me Marcel Kahn. Depuis des mois, toute une population affolée s’imagine que le véritable assassin de M. Quémeneur vit en liberté au milieu d’elle !... Et l’on paraît ignorer cela ! Personne, ni à Paris, ni à Chartres, ne songe à s’en émouvoir. ..

L’ombre d’un sourire plissa le masque glabre de l’avocat, qui rappelle étonnamment celui de son confrère Me Henri Torrès :

  • Vous, vous débarquez de Nogent…
  • … ??
  • Et vous venez m’apprendre des choses que je sais à peu près par cœur.

Merci quand même !

Mais que pensez-vous de cette accusation portée par mille et mille voix contre M. Quémin ? En tant qu’avocat de Seznec, cela devrait vous faire bondir : on sait l’intérêt que vous n’avez cessé de témoigner à votre client ; on admire la sollicitude apitoyée dont vous entourez sa malheureuse femme. Vous allez sans doute exiger d’urgence la révision du procès ?

  • Ce serait aller bien vite en besogne. Oui, je sais, on revient de là-bas convaincu. Ne vous en défendez pas…
  • Mais savez-vous seulement ce qu’est une procédure en révision ? Son introduction dépend de trois cas formels : 1° La réapparition de la pseudo victime : si Quémeneur réapparaissait un jour ou l’autre, il est évident que la révision s’imposerait ; 2° Un cas juridique : le faux témoignage ; 3° le fait nouveau.

C’est à cette troisième éventualité que pourrait se rattacher l’affaire Quémin. Pourtant, après examen approfondi, je n’ai pas pensé qu’il puisse y avoir là matière à révision. Le fait nouveau implique généralement la preuve. Or, il faut bien le dire, la déposition de M. Viet, qui est à la base de toute cette histoire, ne constitue pas une preuve : tout au plus une présomption.

  • Mais Seznec n’a-t-il pas été condamné sur un ensemble de présomptions ?
  • J’allais vous le rappeler, car il est important de noter que les charges relevées à l’égard de M. Quémin - si charges il y a - ne viennent aucunement détruire celles accumulées contre Seznec. Le coup de la machine à écrire, par exemple, qui a été fatal à mon client, n’est nullement effacé par tout ce qui peut se chuchoter sous le manteau ou  s’affirmer officiellement à Nogent-le-Roi et à Lormaye.

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  • N’estimez-vous pas, pourtant maître, que cette question du mannequin est bien troublante ?

Me Kahn me fixe intensément ; d’un geste, sa main balaye, sur la table, des papiers…

  • E-vi-demment ! scande-t-il presque à voix basse.
  • Jugez-vous naturel que l’on ait choisi le milieu de la nuit – 23 h 30, déclare M. Viet – pour se débarrasser d’un vieil épouvantail à moineaux ?
  • … !!
  • Mais j’y songe, il paraît que M. Quemin nie maintenant jusqu’à l’existence même de cet objet. Il ne l’aurait jamais vu dans le lit asséché de l’Auge, où, selon M. Viet et d’autres témoins, il aurait cependant séjourné pendant plusieurs mois.

Visiblement mes questions se brisent contre une réserve implacable de la part e mon interlocuteur.

L’avocat de Seznec parce qu’il ne s’inspire justement que de l’intérêt de son client et qu’aucune contingence émotive ne l’atteint, se refuse à émettre, sur tout cela, un avis prématuré.

Il m’est donné alors de mesurer toute la délicatesse de l’affaire et la responsabilité encourue par le journaliste qui veut y toucher.

Ce qu’il faudrait examiner froidement, avec une âme de juriste, l’informateur est tenu de l’offrir en pâture à l’universelle curiosité, sous les formes alléchantes du détail qui frappe et des mots qui donnent le frisson.

Et c’est, handicapé de la sorte, qu’il participera à cette course vers la vérité,  dont l’enjeu peut être tout aussi bien l’honneur d’un homme que la liberté d’un innocent.

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Car enfin le tableau de cette bourgade en délire, montrant du doigt le criminel qu’elle a imaginé, dans ses heures grises de méditation provinciale, ce tableau, qui gagne l’esprit le plus prévenu à l’hallucination fatale, s’impose à moi derechef.

Il est impossible qu’on laisse plus longtemps les choses en cet état : il faut que cette intolérable situation se dénoue dans un sens ou dans l’autre. 

Je m’en ouvre à Me Kahn :

  • Je viens d’adresser, m’annonce-t-il, une demande d’enquête au ministère de la Justice.
  • Cette enquête comporterait sans doute des perquisitions dans la propriété de M. Quémin ?
  • Je ne puis le prévoir.
  • On prétend que, sur ordre du Parquet de Chartres, les gendarmes de Nogent ont déjà effectué des recherches dans le jardin…
  • … !!
  • Et que ces recherches n’ont pas donné de résultat.
  • C’est vous qui me l’apprenez !
  • On dit, en outre, que la région est farcie d’inspecteurs de la police mobile, ils se cacheraient dans les fermes avoisinantes pour mieux surveiller les agissements de M. Quémin…
  • Que ne dit-on pas ? Sur toutes ces choses, je ne puis encore rien avancer. Retenez seulement ceci : si Seznec est victime d’une erreur judiciaire, je ferai ce qui est humainement possible pour prouver son innocence.

Une poignée de main cordiale : me voici dehors : il fait nuit complète : il est tard. J’avais pourtant une furieuse envie de m’occuper un peu de M. Quémin et d’aller voir, à son sujet, Me Maurice Garçon…

Augustin SUISSE

4/ Le Populaire du dimanche 30 septembre 1928

Ou un honnête homme est calomnié ou un innocent est au bagne…

Tel est le dilemme tragique posé par le mystère de Lormaye

M. Quémin, déclare Me Garçon, est résolu à en appeler à la justice pour faire taire les « sinistres racontars » de ses concitoyens

- Allo, Me Garçon ?

- Lui-même.

- Peut-on savoir où en est l’affaire Quémin ?

- Passez donc à mon cabinet, je vous expliquerai cela.

Un quart d’heure plus tard, j’étais installé au creux d’un confortable fauteuil de cuir patiné, face à l’avocat en vogue, dont le profil se découpait sur un fond de reliures rares.

  • L’affaire Quémin ? A vrai dire je ne la connais que superficiellement : Me Roussel, l’avoué que M. Quémin a constitué à Dreux, vient juste de m’en saisir : je n’ai donc pas encore eu le temps matériel e me documenter juridiquement ; mais d’ores et déjà, l’affaire m’apparaît comme infiniment curieuse… et pénible. Car j’ai tout récemment entrevu M. et Mme Quémin : ils m’ont laissé, je puis bien le dire, l’impression de fort honnêtes gens, excessivement ennuyés, mieux, accablés littéralement sous le poids de l’effroyable soupçon.
  • Que comptent-ils faire ?
  • M. Quémin a patienté durant de longs mois ; il est désormais résolu à se laver coûte que coûte aux yeux de ses concitoyens de l’accusation qui pèse sur lui.

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  • Alors ? Un procès en diffamation ?... En dénonciation calomnieuse ?
  • Je ne puis pas encore préciser ce que nous ferons : soyez certain, en tous cas, que notre action sera très énergique. M. Quémin, je vous le répète, en a assez de ces sinistres racontars, il veut les faire rentrer dans la gorge à ceux qui osent les colporter. Car enfin, ce serait trop simple ! On croit voir quelque chose. On s’imagine que l’on a réellement vu. On fait part de sa prétendue conviction à des amis. On se décide, après cinq ans, à faire une déposition plus ou moins circonstanciée. Les langues, ces terribles langues de la province, s’en mêlent. Et voilà : tout un pays halluciné collectivement, comme vous l’avez écrit, accuse d’assassinat un malheureux citoyen sans défense.
  • Sans défense ?
  • Parfaitement ! sans défense, car rien n’est moins aisé, sachez-le, que de se prémunir contre la diffamation. Quel moyen de clore les bouches qui chuchotent, insinuent, bavardent, commentent, certifient dans le vide ? On reproche à mon client d’avoir adopté, une tactique déplorable : il se montre parfois nerveux, exaspéré ; il se fâche. Quoi d’étonnant ? Mettez-vous un peu à sa place…

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Sans doute, mais il ne reste pas moins que M. Viet, le maraîcher, qui a vu quelqu’un introduire un cadavre dans la propriété de M. Quémin, demeure formel dans ses déclarations. M. Viet est sûr d’avoir bien vu : j’ai longuement conversé avec lui. Non, vraiment ! Il ne semble pas être sous l’influence d’une hallucination quelconque : sa sincérité paraît absolue.

  • Rassurez-vous, je n’ai nullement l’intention de contester la bonne foi de M. Viet, d’autant que celui-ci, aux dires de mon client lui-même, a toujours entretenu avec lui de bonnes relations de voisinage. Mais il subsiste tant d’impondérables : une illusion passagère, une aberration momentanément de la vue… Et puis, M. Viet, avait passé la soirée au-dehors de chez lui : il avait peut-être bu, à Coulombs, plus qu’à son ordinaire… Pure supposition de ma part, notez bien, mais supposition qui mérite toutefois d’être retenue…

J’ai compris qu’en agitant ce dernier argument, l’avocat de M. Quémin m’a dit tout ce qui lui était permis actuellement de livrer aux commentaires de l’opinion.

Le plan qu’il a déjà apparemment conçu, en esprit tout au moins, fait partie du secret professionnel. J’aurais mauvaise grâce à tenter d’en savoir davantage. Je prends congé et laisse Me Garçon aux prises avec de volumineux dossiers qu’une secrétaire vient de déposer discrètement sur sa table.

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M. Quémin poursuivant ses diffamateurs ! Cela nous promet pour bientôt un procès, non pas très parisien, puisqu’il se déroulera à Chartres, mais sensationnel à coup sûr.

Il se peut que le talent de Me Maurice Garçon ait matériellement raison de l’accusation portée contre son client.

Dissipera-t-il le sombre halo dont la population de Nogent-le-Roi et de Lormaye s’est plue à entourer le marchand de bestiaux ? Cela est moins probable.

Et si, entre temps, Me Marcel Kahn trouve, dans les résultats de l’enquête de police, dont il attend communication, les éléments d’une procédure en révision, alors, il ne peut plus être question pour M. Quémin de traîner ses dénonciateurs devant la justice, et c’est l’affaire Seznec qui rebondit.

L’opinion attend ! Elle veut la clarté ! Elle attend que fla justice lui apporte la solution de ce dilemme tragique :

Va-t-on permettre que tout un pays s’obstine à crier : Assassins ! Sous les fenêtres d’un honnête homme ??...

Ou bien va-t-on laisser mourir un innocent au bagne ?...

Augustin SUISSE

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Le Populaire en date du 23 décembre 1928

Au Tribunal de Chartres

On le désignait comme le meurtrier de Quémeneur

Il poursuit en diffamation ceux qui l'accusaient

Récemment, au cours d'une nouvelle enquête au sujet de l'affaire Seznec, condamné pour l'assassinat de M. Quémeneur aux travaux forcés à perpétuité, le Populaire a signalé quels mystères semblaient encore planer sur ce drame. En effet, de bouche à oreille, des mots circulaient cachant une intrigue nouvelle.

C'est le petit village de Lormaye, près de Nogent, qui était le centre de cette agitation.

Là, en effet, ainsi que l'a raconté le Populaire, deux habitants MM. Viet et Patrice racontaient des faits troublants. Viet a déclaré qu'une nuit de 1923, alors qu'il revenait à bicyclette, il avait vu jeter le corps d'un homme dans une rivière, proche de la propriété de M. Quémin, autre habitant de Lormaye. Intrigué Viet retourna sur les lieux le lendemain, mais n'y trouva qu'un mannequin. D'autre part, Patrice, ouvrier agricole chez le fils Quémin, a prétendu avoir vu pénétré dans la maison de son ancien patron deux femmes et un homme, dont le signalement correspondait à celui de M. Quémeneur.

Ces bruits se répandirent bientôt et une suspicion terrible naquit contre MM. Quémin, père et fils.

Un journaliste, M. Huzo, alla sur place faire une enquête et publia dans l'Ere Nouvelle le récit de cette affaire. 

Dès lors, la situation devint intolérable pour M. Quémin. Celui-ci, ainsi que nous l'avons dit, décida alors d'attaquer en justice ceux, prétend-il, qui le diffamaient.

Il était en effet impossible que cet état de choses durât plus longtemps. Ou bien, disions-nous, M. Quémin est coupable de quelque méfait et dans ce cas il est nécessaire que la lumière soit faite le plus tôt possible ; ou bien il est innocent, et il est alors inadmissible que cet homme soit ainsi l'objet d'un si grave soupçon.

C'est pour dissiper ce doute et faire éclater leur innocence que MM. Quémin, père et fils, viennent d'intenter un procès en diffamation devant le tribunal correctionnel de Chartres.

Les trois inculpés sont MM. Viet, Patrice et le journaliste Huzo qui avait rendu publiques les déclarations des deux premiers. Leur défenseur est Me Marcel Kahn, qui fut l'avocat de Seznec, et qui cherchant la révision de ce procès avait signalé ces déclarations au ministre de la Justice.

De leur côté, MM. Quémin, père et fils, ont confié leurs intérêts à Me Maurice Garçon.

Quant au journal l'Ere Nouvelle, il est représenté par Me Tony-Truc.

L'affaire a été mise en délibéré et le jugement a été renvoyé au 5 janvier.

In Le Journal du 23 décembre 1928

 

 

Et pour finir...

Pas de traces de publication du jugement dans Le Populaire...

Lisons donc :

 

L’Action Républicaine du mercredi 9 janvier 1929

 

AUTOUR DE L’AFFAIRE SEZNEC

Le jugement du Tribunal d’Eure-et-Loir

 

La première chambre du tribunal civil d’Eure-et-Loir a rendu vendredi [4 janvier 1929 NDLR] son jugement dans le procès en diffamation intenté à M. Charles Huzo, rédacteur à L’Ere Nouvelle, par MM. Quemin père et fils, de Lormaye, qu’il avait mis en cause comme ayant joué un rôle de premier plan dans la disparition de M. Quemeneur, conseiller général du Finistère.

Le Tribunal estimant que MM. Patrice et Georges Viet, sur les déclarations desquels M. Huzo avait basé ses accusations, ont apporté à la justice un témoignage qu’ils croyaient de nature à servir la cause de la vérité et que leur bonne foi ne saurait être mise en doute, les acquitte.

Par contre : M. Charles Huzo et le gérant de L’Ere Nouvelle sont condamnés à 50 francs d’amende, au paiement de 5.000 francs de dommages intérêts et à l’insertion dans les journaux du département et dans plusieurs journaux de Paris.

Enfin, M. Quemin fils est condamné à 300 francs de dommages intérêts envers M. Doucet de Lormaye, pour outrages et menaces.

MM. Quemin, père et fils, ont décidé d’interjeter appel de cet arrêt.

 

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