Affaire Seznec : La piste de Lormaye

Pierre Quémeneur a-t-il été assassiné par Guillaume Seznec à Lormaye ?

90ème anniversaire du procès Seznec : dimanche 2 novembre 1924

Les lignes qui suivent sont extraites du livre de Me Denis Langlois : "L'affaire Seznec", paru chez Plon, en 1988.

Quand le lendemain Le Her est entré, on aurait entendu le grincement d’une plume sur le papier. Mais personne n’écrivait. Tous les regards étaient braqués sur cet homme qui ne s’était pas contenté d’apercevoir Quemeneur, mais affirmait lui avoir parlé.

Il s’est avancé vers la barre. Pas très grand, la trentaine, cheveux plaqués en arrière, petite moustache blonde, lorgnons attachés par une chaîne. Ni distingué ni vulgaire. Un homme ordinaire qui avait chaud dans cette salle archicomble et a déboutonné son manteau. Une voix ferme, mais un peu confuse. Un vocabulaire appliqué. Bref, un témoin qui dans la masse serait passé inaperçu s’il n’était précisément le témoin numéro un.

- C’était le samedi 26 mai à 18 h 30. Mon tramway se dirigeait dans la direction d’Auteuil. A la hauteur de la rue Solferino, un monsieur est monté. Je ne l’ai pas remarqué tout de suite. Vous savez, dans notre métier, ce qu’on regarde d’abord, ce sont les mains des voyageurs. Alors je vois une main qui me tend la monnaie et ce monsieur qui me parle. C’était M. Quemeneur. Il m’avait reconnu. Nous avons causé en breton et des gens ont dit : « Tous les Boches n’ont pas été tués à la guerre ! » Moi, j’étais content de parler en breton. Cela se passait entre Solferino et la Concorde. M. Quemeneur m’a demandé si le travail n’était pas trop dur. J’ai répondu que ça allait, mais qu’il y avait parfois des incidents avec les clients. La semaine précédente, par exemple, j’avais eu ici même, place Iéna, une altercation avec un voyageur. M. Quemeneur m’a paru content de lui. Je ne lui ai pas demandé ce qu’il faisait à Paris. Au bout d’un quart d’heure, au Trocadéro, il est descendu.

- Mais comment avez-vous réussi vous rappeler la date et l’heure exacte ?

- A cause de l’altercation. C’était la semaine précédente, le 20 mai. Donc la rencontre avec M. Quemeneur avait eu lieu le 26 mai. Un samedi, je ne pouvais pas me tromper. Pour l’heure, 18 h 30, c’était facile, je n’ai eu qu’à consulter les horaires des services.

- Monsieur Le Her, a dit le président en le regardant droit dans les yeux, vous vous rendez bien compte que votre témoignage est très grave. Je vais vous demander de renouveler votre serment. Etes-vous certain d’avoir rencontré M. Quemeneur à Paris, le 26 mai 1923 à 18 h 30.

Le Her a levé la main droite et est resté figé.

- Oui, j’en suis sûr. J’ai une femme que j’aime, des enfants que j’adore. Je jure que je dis la vérité !

- Très bien. Asseyez-vous, monsieur Le Her. Je suis sûr que les témoignages suivants vont vous intéresser.

Un vieil homme aux cheveux blancs est rentré, une casquette de marin la main : Arsène Kersaudy, maire de Pont-Croix.

- Je connais bien Le Her. Il a longtemps habité Pont-Croix. Il a toujours été bluffeur et vantard. Un peu fou même. Après la guerre, il se faisait passer pour un ancien second-maître de la marine décoré de la Légion d’honneur et réformé pour une invalidité de cent pour cent.

Le Her s’est levé, pâle de colère.

- C’est faux ! Vous dites n’importe quoi.

- Sacré farceur ! a répliqué M. Kersaudy. Je pourrais en dire encore plus. Je te connais bien, va !

Un rire a fusé dans la salle. Un deuxième, un troisième. Le Her s’est retourné, furieux.

- J’ai là une lettre accablante qui te concerne, a continué M. Kersaudy. C’est du beau ! Mais j’hésite à la donner. Ah ! tu peux dire que tu nous en as fait voir !

Un éclat de rire général. Le Her a courbé le dos. Il était midi. Le président, bon prince, a suspendu l’audience.

A la reprise, à 14 heures, jamais la salle n’avait été aussi pleine. C’était dimanche. Dès l’ouverture des portes, la foule s’est précipitée, bousculant les gardiens, envahissant les places réservées aux journalistes et aux témoins. Des resquilleurs sont même venus s’asseoir à tes côtés. Les gendarmes ont dû jouer des poings et des pieds pour les repousser.

M. Kersaudy est revenu la barre. Après bien des hésitations, il a décidé de remettre la fameuse lettre à la cour. Le président l’a dépliée. C’était une lettre de la belle-sœur de Le Her. Elle l’accusait de tromper sa femme, de la battre et de la laisser sans argent.

La salle croulait sous les rires. Décidément les audiences criminelles étaient bien plus réjouissantes que les spectacles dominicaux des patronages !

Le Her était livide : il avait pris son chapeau de feutre gris et le tordait dans tous les sens.

Me Kahn s’est levé.

- Je souhaiterais que les débats devant cette Cour retrouvent une certaine décence. C’est indigne de la justice !

Les rires se sont calmés. Le président a replié la lettre et baissé la tête, un peu confus.

- J’ai moi aussi une lettre, a continué Me Kahn. Elle provient de Mme Le Her elle-même. Je ne la lirai pas publiquement, j’ai trop le respect des convenances. Mais ce que je puis vous dire c’est que, s’il y a eu autrefois des dissentiments dans le couple Le Her, en ce moment le ménage vit en bonne intelligence.

M. Le Page, tanneur à Quimper, s’est approché. Il fournissait Le Her en cuir et peaux quand celui-ci était bourrelier à Pont-Croix.

- Je n’ai jamais touché un sou pour la marchandise que je lui ai livré. C’est un escroc et un menteur de la pire espèce. Sa parole n’a aucune valeur. Il a tiré des coups de revolver pour effrayer une femme qui il devait de l’argent..

M. Le Page était tellement outré qu’il s’en est étranglé. Un huissier s’est précipité pour lui apporter un verre d’eau. Il a continué de suffoquer. L’avocat général a dû lire la fin de la déposition qu’il avait faite au juge d’instruction.

- Qu’avez-vous à dire, monsieur Le Her ?

Le Her s’est levé, son chapeau à la main.

- Tout cela est faux. Le témoin fait erreur. Ce n’est pas de moi qu’il parle.

Longs murmures dans la salle.

Tu as regardé Le Her, son front en sueur, ses mains tremblantes, et tu as retrouvé ta propre peur. La peur du taureau dans l’arène. Cette impression d’être une cible et de ne pas pouvoir échapper aux coups.

Le Page avait retrouvé sa voix.

- Un jour Le Her a voulu se faire passer pour secrétaire du ministre des Finances.

- C’est stupide, a dit Le Her. Vous l’avez cru ?

- Ah ! non, alors !

Nouveau déchaînement de rires. La cour et les jurés étaient hilares.

Le Page est sorti en toussant. C’est Goasguen, un restaurateur de Pont-Croix, qui lui a succédé.

- Quand il venait manger chez moi, je le faisais payer immédiatement après le repas ! Eh bien ! Une fois il a quand même réussi à me gruger !

- C’est faux, s’est écrié Le Her avec de grands gestes. Vous êtes un menteur !

- Comment ! a hurlé Goasguen. Moi, j'ai du sang dans les veines et je vais vous allonger une gifle !

Un huissier s'est précipité.

Il y a encore eu M. Hubert, le garde-champêtre, et Poupon, un voisin de Le Her quand il était à Pont-Croix.

- Le Her a toujours eu la folie des grandeurs ! Un moment il portait même un monocle !

On croyait le défilé de la population de Pont-Croix terminé, mais M. Darcillon, ancien directeur de l'école publique, a vidé son sac :

- Le Her a maquillé son titre de pension, en ajoutant un zéro au chiffre 240. Je le sais, je m'occupais à l'époque des Pupilles de la nation.

Le Her a protesté. M. Darcillon s'est planté devant la cour et a lancé :

- Même en mon pire ennemi, j'aurais davantage confiance !

- C'est tout ? a demandé Me Kahn. Le procès du témoin Le Her est terminé ? Je vous félicite, monsieur l'avocat général, vous avez fait du très bon travail !

L'audition des témoins étant terminée, Me Alizon, l'avocat de la famille Quemeneur, a déplié lentement son immense silhouette. Maintenant qu'il était debout, on aurait dit qu'il était deux fois plus grand que tout le monde. Crâne dégarni, yeux globuleux, cou de taureau, il paraissait l'étroit dans sa robe noire.

- Je n'ai pas l'intention de faire un réquisitoire, ce n'est pas mon rôle. Je suis seulement le défenseur de la mémoire d'un mort.

Sa voix est montée, grave, puissante.

- Regardez-les ces deux amis qui partent pour Paris à la conquête de la toison d'or. L'un sait où il va, l'autre le suit confiant. Car c'est incontestablement Seznec qui a tout manigancé. C'est lui qui a imaginé cette histoire de vente d'automobiles, c'est lui qui a fait enter dans la tête de Quemeneur le mirage de cette affaire aux fabuleux bénéfices, c'est lui qui l'a incité à demander à son beau-frère des fonds. C'est lui qui a prémédité le crime. Lui, le paysan sournois, l'affairiste désaxé par les fortunes faciles.

Il t'a fixé et, malgré toi, tu as baissé les yeux.

- De retour à Morlaix, s'il n'avait pas tué et fait disparaître celui dont il se prétendait l'ami, il aurait dû s'inquiéter. Mais non, il est indifférent au sort de Quemeneur comme à celui de l'affaire qui était pourtant la raison du voyage. Des témoins sont venus dire qu'ils avaient rencontré le conseiller général après ce tragique périple. Oh ! je ne m'attaque pas aux témoins de bonne foi. Il est permis à tout le monde de se tromper. Mais que penser du nommé Le Her ? Cet imposteur qui, aujourd'hui, là-bas sur son banc, est si heureux de jouer à la vedette.

Le Her, lui, n'a pas baissé la tête.

- On nous dit : "Quemeneur n'est pas mort, montrez-nous le cadavre !" C'est un peu trop facile. Je n'ai pas le cadavre, soit, mais j'ai le sang !

Toute la salle a frémi. Me Alizon a désigné la table aux pièces conviction.

- Il est l, dans ces taches terribles qui ensanglantent la valise et la serviette de Quemeneur. Il est là dans ce faux télégramme qui voulait égarer les recherches. Il est là dans cette machine à écrire. Il est là dans cette fausse promesse de vente qui visait dépouiller une famille.

Et d'un seul coup il s'est tourné vers toi, l'index tendu.

- Ah ! Seznec, si seulement vous aviez eu le moindre mouvement d'émotion ! Si vous nous aviez dit la vérité ! Si vous aviez abandonné votre stupide et odieux système de défense.

Tu voudrais le regarder, soutenir ses accusations, mais tu en es incapable, les yeux rivés sur le noeud de bois de la balustrade. Au prix d'un énorme effort, tu as soulevé la tête. Il est là en face de toi, l'index toujours tendu.

- Seznec, il est encore temps de parler. Si vous savez quelque chose, dites-le. Vous avez profité du crime, c'est incontestable. Mais si vous ne l'avez pas commis, si vous n'avez pas frappé, dites-le. Montrez-nous le corps de Quemeneur. C'est vous qui le dernier l'avez vu vivant. Vous en êtes responsable ! Et vous, madame Seznec, qui savez tant ce choses, parlez ! Je vous en adjure. ou bien alors subissez votre sombre destin sans protester !

Il s'est arrêté, mais te fixe toujours.

- Dans une lettre adressée à votre femme, vous avez évoqué la place de choix que vous aurez auprès d'elle, au pied même du trône de Dieu. Cette place, Seznec, la prendrez-vous ? La mériterez-vous ?

Ta tête pèse des tonnes. Ton regard est revenu se poser sur le noeud de bois.

Me Alizon se tourne maintenant vers les jurés.

- Vous êtes douze solides têtes bretonnes qui ne prendrez pas l'erreur pour la vérité et le crime pour l'innocence. On a voulu vous berner. On a même essayé de salir Quemeneur, de dire qu'à Houdan, il avait pu trouver une amante. La seule amante avec laquelle il avait rendez-vous, c'était la mort dont le baiser glacé scelle à jamais les lèvres sur lesquelles il se pose. Et, en ce jour des Morts, je songe à cette famille qui pleure un frère bien-aimé et n'a pas même une tombe, pas même un coin de terre, que dis-je, pas même une fosse commune pour s'agenouiller et prier !

Lire sur ce blog : "Du témoignage de François Le Her".

Lire également : "François Le Her, le mensonge ou la frime ?"

Lire enfin dans L'Affaire Seznec revisitée : "Quand François et Denis Le Her élèvent l'imposture au rang d'art majeur."

à suivre...
Vous pouvez lire ici La Dépêche de Brest du lundi 3 novembre 1924.
Tramway. Trajet Ligne 12 : Auteuil - Passy - Hôtel-de-Ville.

Tramway. Trajet Ligne 12 : Auteuil - Passy - Hôtel-de-Ville.

François Le Her. Carte de pension.

François Le Her. Carte de pension.

Le Her. Pension d'invalidité du 7 novembre 1919 au 6 novembre 1923. Et pas du tout octroyée pendant le procès !

Le Her. Pension d'invalidité du 7 novembre 1919 au 6 novembre 1923. Et pas du tout octroyée pendant le procès !

Le Her. Pension d'invalidité 100 % à dater du 8 août 1930.

Le Her. Pension d'invalidité 100 % à dater du 8 août 1930.

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