Affaire Seznec : La piste de Lormaye

Pierre Quémeneur a-t-il été assassiné par Guillaume Seznec à Lormaye ?

90ème anniversaire du procès Seznec : lundi 27 octobre 1924

La Cour n’a pas siégé le dimanche. Tu en as profité pour te reposer. Le matin, tu as assisté à la messe dans la chapelle de la prison. En passant, le curé a dit qu’il priait pour toi. L’après-midi, tu as sommeillé sur ton lit, en écoutant les bruits de la ville et de la mer confondus. Appels des goélands et trompes de voitures.

Ce n’est que vers midi, le lundi, qu’on est venu te chercher. Le président s’était offert une grasse matinée supplémentaire.

On t’a mis les menottes et on a ouvert la grande porte. Pas de voiture. Tu as protesté. Le directeur de la prison t’a expliqué qu’il y en avait une de prévue, mais qu’elle avait été retenue au dernier moment par une noce.

- Noce ou pas noce, je n’irai pas à pied. Vous me traînerez si vous voulez, mais je trouve inadmissible qu’on me fasse passer à pied au milieu d’une foule hostile !

Catastrophé, le directeur a téléphoné à l’avocat général et au président. Vingt minutes plus tard un taxi bâché s’est rangé devant la prison. Tu es monté avec un petit air de triomphe.

- Vous avez eu raison, a dit l’un des gendarmes, même pour nous c’est désagréable. Samedi, en me bousculant un type a fait tomber mon képi.

La foule a été tellement stupéfaite de te voir débarquer d’un taxi qu’elle n’a pas dit un mot. Tu as monté les marches et pénétré sous la voûte du Palais. Un gosse a murmuré : « C’est Seznec, il roule toujours en Cadillac ! »

La salle était noire de monde. Le brouhaha n’a même pas cessé quand tu es entré. Le président a dû taper trois fois sur sa table pour obtenir un peu de silence. Il t’a semblé plus reposé, l’œil presque frais derrière ses lunettes, les traits tirés juste ce qu’il fallait pour accentuer sa distinction. Mais quand il a pris la parole, tu as constaté qu’il était légèrement enroué.

Cela ne l’a pas empêché de reprendre tout de suite le cours de l’interrogatoire.

- Revenons, si vous le voulez bien,à votre voyage au Havre, le 13 juin.

- Mais je vous l’ai déjà dit : je n’ai jamais mis les pieds au Havre.

- Ce n’est pas ce que disent les témoins.

- Ils se trompent ou ils mentent. D’ailleurs, ils sortent tous de la même boîte

- Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Tu as hésité.

- Eh bien ! beaucoup de témoins sortent de la même boutique, celle de Chenouard !

- Evidemment, c'est là que vous avez acheté la machine à écrire.

Me Kahn s’est levé.

- A propos de témoins, monsieur le président, je suis surpris de la façon dont ils décrivent mon client. Un œil clignotant, un œil plus petit que l’autre. On dirait qu’ils ne l’ont pas vu en chair et en os, mais seulement sur les photos anthropométriques où il a effectivement un œil à moitié fermé.

- Mais vous savez bien, maître, qu’on peut avoir une asymétrie du visage sans même s’en rendre compte.

- Je le saurais quand même si j’avais un œil plus petit que l’autre, t’es-tu écrié. Depuis quarante-six ans, on me l’aurait dit !

- Tirons cela au clair, a suggéré le président. Seznec, approchez-vous des jurés et regardez-les !

Tu es descendu du box, flanqué des deux gendarmes, et tu es venu te planter devant chaque juré successivement, en le regardant droit dans les yeux.

L’avocat général t’a regardé à son tour en passant la main dans sa barbichette blanche.

- C’est vrai, l’accusé a deux yeux d’égale grandeur. Mais peut-être ce jour-là avait-il attrapé un courant d’air. Les trains sont tellement ventés. Moi-même, l’autre jour, en faisant de la bicyclette…

On a ri dans la salle et le président en a profité pour passer discrètement à autre chose. Me Kahn l’a interrompu.

- Je souhaiterais que cette indication soit inscrite sur le procès-verbal. C’est important pour quand les témoins seront entendus.

- C’est facile, maître, tout le monde ici l’a constaté : votre client n’a pas un œil plus petit que l’autre.

- Je préférerais que ce soit inscrit noir sur blanc, a insisté Me Kahn.

Le président a fait mine de ne pas entendre et s’est replongé dans son dossier.

- Passons maintenant au 20 juin. Vous êtes retourné au Havre pour y déposer la valise de M. Quemeneur. Des témoins vous ont vu.

- Ce sont des menteurs ! Le 20 juin, je ne pouvais pas être au Havre. J’ai voyagé de Saint-Brieuc Morlaix avec un ouvrier de Châteaulin qui était fatigué car il revenait d’une noce la veille à Plomodiern.

- Cela m’étonnerait, s’est exclamé le président. Le dossier est formel, la noce n’a pas eu lieu le 19, mais le 20.

- Non, c’était le 19 ! a crié une voix au fond de la salle.

Tous les regards se sont tournés vers le perturbateur.

- De quel droit, monsieur, vous permettez-vous de troubler l’audience ? a lancé le président furieux.

Un jeune blond s’est avancé.

- Je suis le marié. Je sais que la noce a eu lieu le 19 juin.

L’hilarité a été générale. Le jeune homme en a profité pour s’emparer d’une place assise dans les premiers rangs.

Extraits du livre de Me Denis Langlois : "L'affaire Seznec".
à suivre...
Lire dans La Dépêche de Brest du mardi 28 octobre 1924

Voir aussi l'histoire de la photo anthropométrique :

- sur le blog de Me Denis Langlois :

"Seznec est conduit à Paris aux services de l’Identité judiciaire. Il est photographié le 1er juillet 1923, puis à nouveau le lendemain, 2 juillet, où une fiche anthropométrique détaillée est dressée."

- sur le blog de L'affaire Seznec revisitée :

"La rue des Saussaies : une adresse maudite pour Guillaume Seznec".

90ème anniversaire du procès Seznec : lundi 27 octobre 1924
La fiche anthropométrique in blog de Me Langlois.

La fiche anthropométrique in blog de Me Langlois.

La fiche anthropométrique in blog Me Langlois (suite).

La fiche anthropométrique in blog Me Langlois (suite).

La Dépêche de Brest du mardi 28 octobre 1924.

La Dépêche de Brest du mardi 28 octobre 1924.

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